L’insoutenable légèreté de l’être
Dernières lectures , Littérature / juillet 8, 2023

Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, NRF, 2012, édition originale 1987, 394 p. Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi. Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. La beauté se cache derrière les décors d’un cortège du 1er mai. Pour la trouver, il faut crever la toile du décor. p. 142 Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet…

La vie clandestine
Dernières lectures , Littérature / mars 10, 2023

Monica Sabolo La vie clandestine, Paris : Gallimard, 2022, 318 p. J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs. p. 35 Contrairement à ce que tout le monde semble croire désormais, parler n’est pas toujours une bonne idée. Parler est dangereux. Les mots entraînent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de répondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommée, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait néanmoins un prix à payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fût. Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. p. 225 Je me demande si tous les messages qu’on envoie ne finissent…

Trilogie new-yorkaise
Dernières lectures , Littérature / février 18, 2023

Paul Auster Trilogie new-yorkaise, Arles : Actes Sud, 2017, 1e édition : 1987-1988, 445 p. Selon moi, don Quichotte se livrait à une expérience. Il voulait mesurer la crédulité de ses semblables. Etait-il possible, se demandait-il, de se dresser devant le monde et, avec la conviction la plus extrême, de vomir des mensonges et des bêtises ? De dire que des moulins à vent étaient des chevaliers, que la bassine d’un barbier était un heaume, que des marionnettes étaient des personnes en chair et en os ? Etait-il possible de persuader ceux qui l’écoutaient au point de leur faire approuver ses paroles alors même qu’ils ne le croyaient pas ? En d’autres termes, jusqu’à quel point les gens toléreraient-ils le blasphème pourvu qu’ils s’en divertissent ? La réponse est évidente, n’est-ce pas ? Jusqu’à n’importe quel point. La preuve en est que nous lisons encore ce livre. Il reste pour nous extrêmement amusant. Et c’est finalement tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti. Cité de verre, p. 143 Mais les chances perdues font autant partie de la vie que les chances saisies, et une histoire ne peut s’attarder sur ce qui aurait pu avoir lieu. Revenants, p. 227…

Connemara
Dernières lectures , Littérature / octobre 27, 2022

Nicolas Mathieu Connemara, Arles : Actes Sud, 2022, 395 p. Hélène et Christophe sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools, car vouloir être embrassée, c’est aussi vouloir participer d’une clique, ceux qui comptent, ont une bécane ou un scoot, portent les bons vêtements et sont invités aux fêtes exclusives qui s’organisent ici ou là. Plus tard, Hélène et sa copine passeront des heures délicieuses à souffrir sur leur lit en écoutant Whitney Houston ou Phil Collins, désespérées et alanguies. Elles apprendront les paroles par cœur, elles chanteront à la récré, elles fumeront en cachette. Les chansons d’amour ont précisément été inventées pour ça, ressasser son drame et faire vivre ce théâtre d’ombres des grands sentiments, un garçon qui vous frôle, une nuque en classe de SVT, n’importe quoi p. 82 L’adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu’elle fut gît déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer des rôles, admettre des distances nouvelles, composer avec les monstruosités et les ruades. Le corps est…

Forêt obscure
Dernières lectures , Littérature / janvier 8, 2022

Nicole Krauss. Forêt obscure, Paris : Éditions de l’Olivier, 2018, 283 p. Un calme profond, insolite, s’était abattu sur toute chose, comme cela se produit avant l’arrivée de phénomènes météorologiques violents. Puis le vent tourna et s’engouffra en lui. p. 19 Je ne m’étais jamais autorisée à croire en Dieu mais j’imaginais facilement pourquoi les théories du multivers pouvaient passionner un certain type d’individus. Le fait de dire que tout était peut-être vrai quelque part, non seulement exhalait déjà un parfum d’évasion, mais rendait la moindre recherche vaine, puisque toutes les conclusions devenaient pareillement valables. Une partie de la crainte que nous ressentons face à l’inconnu ne vient-elle pas de l’intuition que s’il pénétrait enfin en nous et nous devenait connu, nous en serions modifiés ? En observant les étoiles, nous mesurons notre propre incomplétude, notre éternel inachèvement, c’est-à-dire notre potentiel de changement, voire de transformation. Le fait que notre espèce se distingue des autres par son désir et sa capacité de changement est intimement lié à notre aptitude à reconnaître les limites de notre entendement et à contempler l’insondable. Mais dans un multivers, les concepts de connu et d’inconnu deviennent caducs, car tout est à la fois connu et…

La mezzanine
Littérature / février 21, 2021

Nicholson Baker. La mezzanine, Paris : Robert Laffont, 2008 (1e éd. 1990), 245 p. (Pavillons Poche) A l’instant même où je donnais subitement sur plus de ciel bleu que de camion vert, je me rappelai que quand j’étais petit, je m’étais beaucoup intéressé au fait que n’importe quel objet, pour grossier, rouillé, sale ou discrédité qu’il fût, prenait fière allure si on le disposait sur un tissu blanc, ou sur un quelconque support propre. Cette pensée m’apparut simplement précédée des mots « quand j’étais petit », et de l’image d’une certaine cheville rouillée provenant d’un rail de chemin de fer que j’avais trouvée et disposée sur le sol de ciment du garage, soigneusement balayé. (La poussière de garage pénètre dans les imperfections du ciment, quand on la balaie, et forme un revêtement lisse et doux.) Cette astuce du support propre, que j’avais découverte vers l’âge de huit ans, ne s’appliquait pas uniquement à mes possessions personnelles, comme cet ensemble de brachiopodes fossilisés que j’avais installé sur un carton de chemise blanc, mais aussi aux objets de musée : si les conservateurs disposent géodes, paires de lunettes des Premiers Américains et décrottoirs de bottes dans un écrin de velours noir ou gris, c’est…

Il était une ville
Littérature / février 2, 2021

Thomas B. Reverdy Il était une ville, Paris : Flammarion, 2015, 270 p. Il aurait fallu crier pour s’entendre mais la peur, l’excitation, la fascination pour le feu, la stupéfaction devant ses ravages, l’inquiétude, ce mélange de jubilation et d’angoisse qu’on appelle l’inquiétude, d’être les auteurs en quelque sorte d’un événement trop grand pour eux, tout cela leur fermait la bouche et le coeur. Et quoi crier, quand on ne sait même pas bien ce que l’on ressent au juste, si ce n’est un frisson d’effroi qui n’a pas de nom. Jouissance du mal, plaisir coupable, ce ne sont pas des sentiments de gosses. Mais peur sans doute, peur, non pas du péché dont ils étaient innocents, mais que ce soit si facile. Que personne n’ait pu l’arrêter. p. 31 Il y a plein de raisons d’en vouloir à son employeur, si ce n’est à son entreprise.On peut se lasser, tout simplement. On dit « j’en ai fait le tour », comme si le travail n’était qu’un truc de hamster. C’est nous qui en avons fait notre cage, peut-être, mais on ne s’y supporte plus.On peut ne pas s’entendre avec les collègues. Ou alors ce sont eux, avec nous. On est asocial,…

Une histoire populaire du football
Essais , Histoire / janvier 24, 2021

Mickaël Corréia. Une histoire populaire du football, Paris : La Découverte, 2018, 408 p. L’ouvrage retrace une sorte d’histoire parallèle du football, nous emmenant aux différents temps et lieux où le football s’est fait terrain de luttes : sociales, coloniales, politiques, etc. On y retrouve, en vrac et sans exhaustivité : les premiers temps du football féminin au début du XXe siècle, avec notamment l’exemple des « Munitionnettes » en Angleterre. Durant la Première Guerre Mondiale, les hommes occupés au front, les femmes – en Angleterre comme ailleurs en Europe – sont mobilisées comme ouvrières dans les usines d’armement, sortant du rôle de mère au foyer que leur assignait la société victorienne. Pour relâcher la pression de conditions de travail éreintantes, le patronat favorise l’activité physique des ouvrières, à rebours des prétextes hygiénistes mobilisés jusque là pour leur en interdire la pratique. Des équipes féminines se forment, certaines de très bon niveau et accédant à une grande popularité, comme les Dick, Kerr Ladies de Preston. Le retour de bâton se fera ressentir dès le milieu des années 1920, le foot étant jugé bien peu convenable par la bonne société anglaise, et bien peu adaptée au rôle de femme au foyer et de…

Les gars du coin
Essais , Sociologie / décembre 22, 2020

Nicolas RENAHY. Les gars du coin : enquête sur une jeunesse rurale, Paris : La Découverte, 2005, 284 p. (Textes à l’appui) Livre issu d’une enquête de terrain de plus de dix ans mené dans une commune rurale de Bourgogne. Enquête participative auprès d’un groupe d’amis et de leurs proches. Nicolas RENAHY étudie les perspectives de la jeunesse rurale dans un contexte de recomposition économique, de désindustrialisation, de marginalisation progressive de la classe ouvrière. La commune de Foulange (nom fictif) fut le site d’implantation d’une grande entreprise industrielle qui employait – dans un système paternaliste – les gens de la commune, de génération en génération. Ce paternalisme « fixait » les populations sur place et constituait un horizon de stabilité qui permettait aux familles de se projeter. Constitution aussi d’une culture ouvrière marquée par des lieux de socialisation (le club de football), une organisation de la cellule familiale marquée par la prédominance du modèle de la femme au foyer et de l’homme au travail (ouvrier). Fermeture de l’usine en 1981 et création de deux nouvelles industries quasiment dans la foulée : une entreprise de fonderie employant essentiellement une main-d’œuvre masculine et une entreprise de câblerie employant essentiellement une main-d’œuvre féminine. Ces deux…

Sociologie de la police
Essais , Sociologie / septembre 27, 2020

Fabien Jobard et Jacques de Maillard. Sociologie de la police : politiques, organisations, réformes, Paris : Armand Colin, 298 p. (Collection U) Ce manuel, destiné plutôt aux cycles M et D, propose une sociologie et une science politique de la police. L’ouvrage dépasse le seul cadre français et offre une approche comparative riche et passionnante. Genèse et formation des institutions policières : les auteurs rappellent que la police est une institution neuve, qui n’a trouvé son cadre étatique qu’au XIXe siècle et dont institutionnalisation remonte en général au XVIIe siècle, avec la mise en place d’institutions policières municipales (Paris, Namur…). Rappel de l’opposition idéologique entre conception française de la police (secrète, au service de l’État) et la conception anglaise (police émanant du corps social pour assurer la tranquillité publique) : Robert Peel, le fondateur de la police de Londres, s’est d’ailleurs largement servi du modèle français comme épouvantail. L’auteur souligne une forme de paradoxe dans l’institutionnalisation des polices. Plutôt que d’être émanation de l’État central, elles ont généralement procédé des municipalités et d’une demande et d’un assentiment des élites urbaines. L’institution de la police est fortement liée à l’urbanisation. Par ailleurs, souligne aussi la forte circulation des modèles policiers au…