Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876

mars 8, 2017

Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876. Alain CORBIN, Paris : Flammarion, 1998, 343 p.

Alain Corbin – Le monde retrouvé de L.F. Pinagot

Alain Corbin entreprend ici de retracer la biographie d’un inconnu, d’un anonyme : Louis-François Pinagot, sabotier analphabète ayant vécu au XIXe siècle à la lisière de la forêt dans la commune d’Origny-le-Butin, dans l’Orne, au cœur du Perche. Corbin entend ainsi « recomposer un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés ; et ce faisant, d’écrire sur les engloutis, les effacés, sans pour autant prétendre porter témoignage ».

L’intérêt réside justement dans cette façon de recueillir les traces minimes qu’aurait pu laisser Pinagot, dans les archives de sa commune, les documents militaires ou les archives d’état civil. Face au vide laissé par cet anonyme, Corbin procède en essayant de cerner, de recomposer ce que pouvait être l’environnement immédiat de Pinagot. Il s’attarde ainsi sur la géographie et la topographie des endroits qu’il fréquentait, les paysages de cette campagne normande, les évolutions au fil du siècle de cette forêt bellêmoise qu’il n’a pas pu ne pas observer. Dans la lignée de ses travaux sur les paysages sonore et olfactif des hommes du passé, Corbin essaie de retracer ce que Pinagot pouvait entendre au quotidien, comment les gens parlaient, leurs intonations, leurs accents…

On découvre également le tissu de relations sociales et économiques dans lequel pouvait s’inscrire la vie du sabotier : le poids des négociants, les évolutions cycliques de son activité, le passage de la filature à la ganterie qui permit dans la deuxième moitié du siècle de procurer des revenus plus importants aux foyers ruraux. Pinagot fut longtemps indigent, tant qu’il avait des enfants à charge, avant de pouvoir progressivement, une fois ceux-ci établis ou en âge de participer à l’économie domestique, vivre un peu plus aisément (toutes proportions gardées).

On apprend que Pinagot l’analphabète put voir l’un de ses fils accéder au conseil municipal au début de la IIIe République. Corbin montre comment la commune d’Origny-le-Butin rechigna de nombreuses années, malgré les obligations réglementaires théoriquement en vigueur, d’établir une école digne de ce nom, faute de pouvoir l’entretenir et de prendre à sa charge le traitement d’un instituteur. On comprend que Pinagot, enfant durant les tumultes de l’époque impériale, ne put suivre une scolarité qui lui aurait permis d’apprendre à lire et à écrire, la commune ayant d’autres chats à fouetter.

Corbin étudie aussi comment les soubresauts de la grande histoire nationale ont pu être perçus (ou non) à l’échelle du sabotier. On sait qu’il vit sans  doute passer les Prussiens une première fois en 1815 puis plus durement vraisemblablement en 1870, ceux-ci occupant une partie de la région et des communes du canton. Corbin essaie aussi de retracer quels grands événements locaux ont pu marquer sa mémoire et celle de sa collectivité d’appartenance : explosions de violence paysannes, faits divers, l’arrivée balbutiante du suffrage universel masculin et l’éveil possible à la citoyenneté, etc.

J’aurais aussi appris le poids de l’arrangement dans la gestion des relations quotidiennes entre individus. Plus que les relations monétaires, les services se négocient en permanence : on échange deux jours de travail contre la mise à disposition d’une brouette, le droit de passage contre une corvée, etc. L’étude des archives judiciaires permet de mettre en lumière par les conflits et les litiges ce qui devait être l’ordinaire des relations entre habitants.

Dans le cimetière de ma grand-mère, on avait détruit nombre de tombes. C’est ce que les spécialistes, je crois, appellent une réduction. Ainsi, les gens dont me parlait ma grand-mère avaient disparu. Cette interrogation sur la disparition m’a amené à tenter de ressusciter un inconnu. Je me suis rendu aux archives de l’Orne pour choisir quelqu’un au hasard, et voir ce qu’on pouvait dire de sa vie. Jusqu’où peut aller l’échec de la biographie ? On ne peut pas écrire la biographie d’un homme disparu sans laisser de traces, mais peut-être peut-on ressusciter son environnement. C’est le principe, au cinéma, de la caméra subjective : on voit ce que voit le personnage, lui, on ne le voit pas. Il me semble qu’en histoire on ne peut pas retrouver les sentiments et les émotions d’une personne qui n’a pas laissé de journal intime ni de correspondance, mais on peut voir ce qu’il a vu. C’est au lecteur de reconstituer le roman historique dont j’ai donné les éléments.

Entretien avec Alain Corbin, Le Point, publié le 30/06/2012 [en ligne, consulté le 08/03/2017]

 

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