Monica Sabolo La vie clandestine, Paris : Gallimard, 2022, 318 p. J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs. p. 35 Contrairement à ce que tout le monde semble croire désormais, parler n’est pas toujours une bonne idée. Parler est dangereux. Les mots entraînent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de répondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommée, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait néanmoins un prix à payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fût. Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. p. 225 Je me demande si tous les messages qu’on envoie ne finissent…
Paul Auster Trilogie new-yorkaise, Arles : Actes Sud, 2017, 1e édition : 1987-1988, 445 p. Selon moi, don Quichotte se livrait à une expérience. Il voulait mesurer la crédulité de ses semblables. Etait-il possible, se demandait-il, de se dresser devant le monde et, avec la conviction la plus extrême, de vomir des mensonges et des bêtises ? De dire que des moulins à vent étaient des chevaliers, que la bassine d’un barbier était un heaume, que des marionnettes étaient des personnes en chair et en os ? Etait-il possible de persuader ceux qui l’écoutaient au point de leur faire approuver ses paroles alors même qu’ils ne le croyaient pas ? En d’autres termes, jusqu’à quel point les gens toléreraient-ils le blasphème pourvu qu’ils s’en divertissent ? La réponse est évidente, n’est-ce pas ? Jusqu’à n’importe quel point. La preuve en est que nous lisons encore ce livre. Il reste pour nous extrêmement amusant. Et c’est finalement tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti. Cité de verre, p. 143 Mais les chances perdues font autant partie de la vie que les chances saisies, et une histoire ne peut s’attarder sur ce qui aurait pu avoir lieu. Revenants, p. 227…
Nicolas Mathieu Connemara, Arles : Actes Sud, 2022, 395 p. Hélène et Christophe sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools, car vouloir être embrassée, c’est aussi vouloir participer d’une clique, ceux qui comptent, ont une bécane ou un scoot, portent les bons vêtements et sont invités aux fêtes exclusives qui s’organisent ici ou là. Plus tard, Hélène et sa copine passeront des heures délicieuses à souffrir sur leur lit en écoutant Whitney Houston ou Phil Collins, désespérées et alanguies. Elles apprendront les paroles par cœur, elles chanteront à la récré, elles fumeront en cachette. Les chansons d’amour ont précisément été inventées pour ça, ressasser son drame et faire vivre ce théâtre d’ombres des grands sentiments, un garçon qui vous frôle, une nuque en classe de SVT, n’importe quoi p. 82 L’adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu’elle fut gît déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer des rôles, admettre des distances nouvelles, composer avec les monstruosités et les ruades. Le corps est…
Nicole Krauss. Forêt obscure, Paris : Éditions de l’Olivier, 2018, 283 p. Un calme profond, insolite, s’était abattu sur toute chose, comme cela se produit avant l’arrivée de phénomènes météorologiques violents. Puis le vent tourna et s’engouffra en lui. p. 19 Je ne m’étais jamais autorisée à croire en Dieu mais j’imaginais facilement pourquoi les théories du multivers pouvaient passionner un certain type d’individus. Le fait de dire que tout était peut-être vrai quelque part, non seulement exhalait déjà un parfum d’évasion, mais rendait la moindre recherche vaine, puisque toutes les conclusions devenaient pareillement valables. Une partie de la crainte que nous ressentons face à l’inconnu ne vient-elle pas de l’intuition que s’il pénétrait enfin en nous et nous devenait connu, nous en serions modifiés ? En observant les étoiles, nous mesurons notre propre incomplétude, notre éternel inachèvement, c’est-à-dire notre potentiel de changement, voire de transformation. Le fait que notre espèce se distingue des autres par son désir et sa capacité de changement est intimement lié à notre aptitude à reconnaître les limites de notre entendement et à contempler l’insondable. Mais dans un multivers, les concepts de connu et d’inconnu deviennent caducs, car tout est à la fois connu et…
Nicholson Baker. La mezzanine, Paris : Robert Laffont, 2008 (1e éd. 1990), 245 p. (Pavillons Poche) A l’instant même où je donnais subitement sur plus de ciel bleu que de camion vert, je me rappelai que quand j’étais petit, je m’étais beaucoup intéressé au fait que n’importe quel objet, pour grossier, rouillé, sale ou discrédité qu’il fût, prenait fière allure si on le disposait sur un tissu blanc, ou sur un quelconque support propre. Cette pensée m’apparut simplement précédée des mots « quand j’étais petit », et de l’image d’une certaine cheville rouillée provenant d’un rail de chemin de fer que j’avais trouvée et disposée sur le sol de ciment du garage, soigneusement balayé. (La poussière de garage pénètre dans les imperfections du ciment, quand on la balaie, et forme un revêtement lisse et doux.) Cette astuce du support propre, que j’avais découverte vers l’âge de huit ans, ne s’appliquait pas uniquement à mes possessions personnelles, comme cet ensemble de brachiopodes fossilisés que j’avais installé sur un carton de chemise blanc, mais aussi aux objets de musée : si les conservateurs disposent géodes, paires de lunettes des Premiers Américains et décrottoirs de bottes dans un écrin de velours noir ou gris, c’est…