Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, NRF, 2012, édition originale 1987, 394 p. Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi. Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. La beauté se cache derrière les décors d’un cortège du 1er mai. Pour la trouver, il faut crever la toile du décor. p. 142 Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet…
Monica Sabolo La vie clandestine, Paris : Gallimard, 2022, 318 p. J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs. p. 35 Contrairement à ce que tout le monde semble croire désormais, parler n’est pas toujours une bonne idée. Parler est dangereux. Les mots entraînent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de répondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommée, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait néanmoins un prix à payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fût. Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. p. 225 Je me demande si tous les messages qu’on envoie ne finissent…
Paul Auster Trilogie new-yorkaise, Arles : Actes Sud, 2017, 1e édition : 1987-1988, 445 p. Selon moi, don Quichotte se livrait à une expérience. Il voulait mesurer la crédulité de ses semblables. Etait-il possible, se demandait-il, de se dresser devant le monde et, avec la conviction la plus extrême, de vomir des mensonges et des bêtises ? De dire que des moulins à vent étaient des chevaliers, que la bassine d’un barbier était un heaume, que des marionnettes étaient des personnes en chair et en os ? Etait-il possible de persuader ceux qui l’écoutaient au point de leur faire approuver ses paroles alors même qu’ils ne le croyaient pas ? En d’autres termes, jusqu’à quel point les gens toléreraient-ils le blasphème pourvu qu’ils s’en divertissent ? La réponse est évidente, n’est-ce pas ? Jusqu’à n’importe quel point. La preuve en est que nous lisons encore ce livre. Il reste pour nous extrêmement amusant. Et c’est finalement tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti. Cité de verre, p. 143 Mais les chances perdues font autant partie de la vie que les chances saisies, et une histoire ne peut s’attarder sur ce qui aurait pu avoir lieu. Revenants, p. 227…
Nicolas Mathieu Connemara, Arles : Actes Sud, 2022, 395 p. Hélène et Christophe sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools, car vouloir être embrassée, c’est aussi vouloir participer d’une clique, ceux qui comptent, ont une bécane ou un scoot, portent les bons vêtements et sont invités aux fêtes exclusives qui s’organisent ici ou là. Plus tard, Hélène et sa copine passeront des heures délicieuses à souffrir sur leur lit en écoutant Whitney Houston ou Phil Collins, désespérées et alanguies. Elles apprendront les paroles par cœur, elles chanteront à la récré, elles fumeront en cachette. Les chansons d’amour ont précisément été inventées pour ça, ressasser son drame et faire vivre ce théâtre d’ombres des grands sentiments, un garçon qui vous frôle, une nuque en classe de SVT, n’importe quoi p. 82 L’adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu’elle fut gît déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer des rôles, admettre des distances nouvelles, composer avec les monstruosités et les ruades. Le corps est…
Nicole Krauss. Forêt obscure, Paris : Éditions de l’Olivier, 2018, 283 p. Un calme profond, insolite, s’était abattu sur toute chose, comme cela se produit avant l’arrivée de phénomènes météorologiques violents. Puis le vent tourna et s’engouffra en lui. p. 19 Je ne m’étais jamais autorisée à croire en Dieu mais j’imaginais facilement pourquoi les théories du multivers pouvaient passionner un certain type d’individus. Le fait de dire que tout était peut-être vrai quelque part, non seulement exhalait déjà un parfum d’évasion, mais rendait la moindre recherche vaine, puisque toutes les conclusions devenaient pareillement valables. Une partie de la crainte que nous ressentons face à l’inconnu ne vient-elle pas de l’intuition que s’il pénétrait enfin en nous et nous devenait connu, nous en serions modifiés ? En observant les étoiles, nous mesurons notre propre incomplétude, notre éternel inachèvement, c’est-à-dire notre potentiel de changement, voire de transformation. Le fait que notre espèce se distingue des autres par son désir et sa capacité de changement est intimement lié à notre aptitude à reconnaître les limites de notre entendement et à contempler l’insondable. Mais dans un multivers, les concepts de connu et d’inconnu deviennent caducs, car tout est à la fois connu et…