Russell Banks American Darling, Actes Sud, 2005, 393 p. Mais j’avais passé trop de temps à me plonger dans ces romans et nouvelles du Sud, et pendant de nombreuses semaines de ce premier été ils m’ont fourni le miroir dans lequel je voyais l’endroit où j’étais venue et les gens, noirs et blancs, qui y vivaient. En fin de compte – et c’est ce qui se produit invariablement -, la littérature a été délogée par la réalité, mais pendant un certain temps ma vie quotidienne a connu la clarté, l’intensité et la certitude de la fiction (p. 23) Dans un premier temps nous parlions de masque à masque comme le font tous les amoureux – et ces longues heures de discussion, les semaines et les mois passant, transformaient peu à peu, atome par atome, le masque de l’autre en véritable visage et rendaient le masque qu’on portait soi-même aussi invisible à soi qu’à l’autre. C’était ainsi qu’on arrivait à ne plus sentir les masques et à renouveler la connaissance qu’on avait de soi. J’ai pensé : C’est donc cela, être amoureux ! Je comprends. On devient quelqu’un de tout neuf ! Quelqu’un d’inconnu. (p. 110) C’est cela, le véritable Rêve…
Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, NRF, 2012, édition originale 1987, 394 p. Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi. Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. La beauté se cache derrière les décors d’un cortège du 1er mai. Pour la trouver, il faut crever la toile du décor. p. 142 Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet…
Monica Sabolo La vie clandestine, Paris : Gallimard, 2022, 318 p. J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs. p. 35 Contrairement à ce que tout le monde semble croire désormais, parler n’est pas toujours une bonne idée. Parler est dangereux. Les mots entraînent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de répondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommée, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait néanmoins un prix à payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fût. Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. p. 225 Je me demande si tous les messages qu’on envoie ne finissent…
Paul Auster Trilogie new-yorkaise, Arles : Actes Sud, 2017, 1e édition : 1987-1988, 445 p. Selon moi, don Quichotte se livrait à une expérience. Il voulait mesurer la crédulité de ses semblables. Etait-il possible, se demandait-il, de se dresser devant le monde et, avec la conviction la plus extrême, de vomir des mensonges et des bêtises ? De dire que des moulins à vent étaient des chevaliers, que la bassine d’un barbier était un heaume, que des marionnettes étaient des personnes en chair et en os ? Etait-il possible de persuader ceux qui l’écoutaient au point de leur faire approuver ses paroles alors même qu’ils ne le croyaient pas ? En d’autres termes, jusqu’à quel point les gens toléreraient-ils le blasphème pourvu qu’ils s’en divertissent ? La réponse est évidente, n’est-ce pas ? Jusqu’à n’importe quel point. La preuve en est que nous lisons encore ce livre. Il reste pour nous extrêmement amusant. Et c’est finalement tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti. Cité de verre, p. 143 Mais les chances perdues font autant partie de la vie que les chances saisies, et une histoire ne peut s’attarder sur ce qui aurait pu avoir lieu. Revenants, p. 227…
Nicolas Mathieu Connemara, Arles : Actes Sud, 2022, 395 p. Hélène et Christophe sont à l’âge où un visage peut devenir un sentiment. Ça leur fait ça avec Christophe, mais aussi avec Mathieu Simon ou Jérémy Kieffer, qui sont tous plus âgés, mignons, et surtout cools, car vouloir être embrassée, c’est aussi vouloir participer d’une clique, ceux qui comptent, ont une bécane ou un scoot, portent les bons vêtements et sont invités aux fêtes exclusives qui s’organisent ici ou là. Plus tard, Hélène et sa copine passeront des heures délicieuses à souffrir sur leur lit en écoutant Whitney Houston ou Phil Collins, désespérées et alanguies. Elles apprendront les paroles par cœur, elles chanteront à la récré, elles fumeront en cachette. Les chansons d’amour ont précisément été inventées pour ça, ressasser son drame et faire vivre ce théâtre d’ombres des grands sentiments, un garçon qui vous frôle, une nuque en classe de SVT, n’importe quoi p. 82 L’adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu’elle fut gît déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer des rôles, admettre des distances nouvelles, composer avec les monstruosités et les ruades. Le corps est…
Nicole Krauss. Forêt obscure, Paris : Éditions de l’Olivier, 2018, 283 p. Un calme profond, insolite, s’était abattu sur toute chose, comme cela se produit avant l’arrivée de phénomènes météorologiques violents. Puis le vent tourna et s’engouffra en lui. p. 19 Je ne m’étais jamais autorisée à croire en Dieu mais j’imaginais facilement pourquoi les théories du multivers pouvaient passionner un certain type d’individus. Le fait de dire que tout était peut-être vrai quelque part, non seulement exhalait déjà un parfum d’évasion, mais rendait la moindre recherche vaine, puisque toutes les conclusions devenaient pareillement valables. Une partie de la crainte que nous ressentons face à l’inconnu ne vient-elle pas de l’intuition que s’il pénétrait enfin en nous et nous devenait connu, nous en serions modifiés ? En observant les étoiles, nous mesurons notre propre incomplétude, notre éternel inachèvement, c’est-à-dire notre potentiel de changement, voire de transformation. Le fait que notre espèce se distingue des autres par son désir et sa capacité de changement est intimement lié à notre aptitude à reconnaître les limites de notre entendement et à contempler l’insondable. Mais dans un multivers, les concepts de connu et d’inconnu deviennent caducs, car tout est à la fois connu et…
Nicholson Baker. La mezzanine, Paris : Robert Laffont, 2008 (1e éd. 1990), 245 p. (Pavillons Poche) A l’instant même où je donnais subitement sur plus de ciel bleu que de camion vert, je me rappelai que quand j’étais petit, je m’étais beaucoup intéressé au fait que n’importe quel objet, pour grossier, rouillé, sale ou discrédité qu’il fût, prenait fière allure si on le disposait sur un tissu blanc, ou sur un quelconque support propre. Cette pensée m’apparut simplement précédée des mots « quand j’étais petit », et de l’image d’une certaine cheville rouillée provenant d’un rail de chemin de fer que j’avais trouvée et disposée sur le sol de ciment du garage, soigneusement balayé. (La poussière de garage pénètre dans les imperfections du ciment, quand on la balaie, et forme un revêtement lisse et doux.) Cette astuce du support propre, que j’avais découverte vers l’âge de huit ans, ne s’appliquait pas uniquement à mes possessions personnelles, comme cet ensemble de brachiopodes fossilisés que j’avais installé sur un carton de chemise blanc, mais aussi aux objets de musée : si les conservateurs disposent géodes, paires de lunettes des Premiers Américains et décrottoirs de bottes dans un écrin de velours noir ou gris, c’est…
Thomas B. Reverdy Il était une ville, Paris : Flammarion, 2015, 270 p. Il aurait fallu crier pour s’entendre mais la peur, l’excitation, la fascination pour le feu, la stupéfaction devant ses ravages, l’inquiétude, ce mélange de jubilation et d’angoisse qu’on appelle l’inquiétude, d’être les auteurs en quelque sorte d’un événement trop grand pour eux, tout cela leur fermait la bouche et le coeur. Et quoi crier, quand on ne sait même pas bien ce que l’on ressent au juste, si ce n’est un frisson d’effroi qui n’a pas de nom. Jouissance du mal, plaisir coupable, ce ne sont pas des sentiments de gosses. Mais peur sans doute, peur, non pas du péché dont ils étaient innocents, mais que ce soit si facile. Que personne n’ait pu l’arrêter. p. 31 Il y a plein de raisons d’en vouloir à son employeur, si ce n’est à son entreprise.On peut se lasser, tout simplement. On dit « j’en ai fait le tour », comme si le travail n’était qu’un truc de hamster. C’est nous qui en avons fait notre cage, peut-être, mais on ne s’y supporte plus.On peut ne pas s’entendre avec les collègues. Ou alors ce sont eux, avec nous. On est asocial,…
Tom Robbins. Même les cow-girls ont du vague à l’âme, 10/18 : Paris, 1978 (édition originale : 1976), 575 p. South Richmond était un quartier de trous de souris, de rideaux de dentelle, de catalogues de chez Sears, d’épidémies de rougeole et de sandwichs au salami où les hommes s’y connaissaient plus en carburateur qu’en clitoris.La chanson L’amour est une chose de toute beauté n’a pas été composée à South Richmond.On a vu des boîtes de nourriture pour chiens plus mirobolantes que South Richmond, des engins explosifs plus tendres.South Richmond fut colonisé par une race de psychopathes maigres et au visage décharné, qui vous auraient vendu tout ce qu’ils avaient, c’est-à-dire rien, et qui vous auraient tué pour ce qu’ils ne comprenaient pas, à savoir tout. p. 36 Le sac de papier marron est le seul objet produit par l’homme civilisé qui paraisse avoir sa place dans la nature.Froissé en boule, comme le cerveau fossilisé d’une dryade, semblant avoir survécu aux intempéries, paraissant assez grossier pour être le résultat d’une lente évolution naturelle, d’un brun n’ayant rien à envier au marron sombre, sale mais pur, de la pelure de pomme de terre ou de cacahouète, d’une parenté avec l’arbre (le…
Mircea Cartarescu Solénoïde, Éditions Noir sur Blanc : Paris, 2019, 791 p. A chaque instant de notre vie, nous opérons des choix, ou nous sommes poussés par un souffle de vent dans une direction plutôt que dans une autre. La trajectoire de notre vie se solidifie sur notre passage, se fossilise et acquiert de la cohérence mais aussi la simplicité du destin, alors que nos vies qui auraient pu être, qui auraient pu se détacher à chaque instant de la gagnante, restent des lignes en pointillé, fantomatiques : des créodes, des différences de phase quantique, diaphanes et fascinantes comme des tiges qui végètent dans une serre. Je cligne des yeux et ma vie se ramifie, car j’aurais pu ne pas cligner et alors j’aurais été un autre, toujours plus éloigné de celui qui a cligné des yeux, comme s’éloignent des rues disposées en rayons autour d’une place étroite. A la fin, je serai enroulé comme par un cocon de fils translucides de milliards de vies virtuelles, de billions de voies sur lesquelles j’aurais pu m’engager, changeant de manière infinitésimale l’angle de progression. Nous nous retrouverons, après l’aventure d’une vie, mes milliards de moi, possibles, probables, accidentels et nécessaires, chacun arrivé…