Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, NRF, 2012, édition originale 1987, 394 p.
Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi.
Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. La beauté se cache derrière les décors d’un cortège du 1er mai. Pour la trouver, il faut crever la toile du décor.
p. 142
Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon) mais, quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet signifie quelque chose d’autre dans la partition de chacun.
p. 116
Quand on se trouve en face de quelqu’un qui est aimable, déférent, courtois, il est très difficile de se convaincre à chaque instant que rien de qu’il dit n’est vrai, que rien n’est sincère. Pour réussir à ne pas croire (continuellement et systématiquement, sans une seconde d’hésitation), il faut un effort gigantesque, et aussi de l’entraînement, donc de fréquents interrogatoires policiers.
p. 233
Je songe au journaliste qui organisait à Prague une campagne de signatures pour l’amnistie des prisonniers politiques. Il savait bien que cette campagne n’aiderait pas les prisonniers. L’objectif véritable n’était pas de libérer les prisonniers mais de démontrer qu’il y a encore des gens qui n’ont pas peur. Ce qu’il faisait tenait du spectacle. Mais il n’avait pas d’autre possibilité. Il n’avait pas le choix entre l’action et le spectacle. Il n’avait qu’un seul choix : donner un spectacle ou ne rien faire. Il y a des situations où l’homme est condamné à donner un spectacle.
p. 338
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