Russell Banks American Darling, Actes Sud, 2005, 393 p.
Mais j’avais passé trop de temps à me plonger dans ces romans et nouvelles du Sud, et pendant de nombreuses semaines de ce premier été ils m’ont fourni le miroir dans lequel je voyais l’endroit où j’étais venue et les gens, noirs et blancs, qui y vivaient. En fin de compte – et c’est ce qui se produit invariablement -, la littérature a été délogée par la réalité, mais pendant un certain temps ma vie quotidienne a connu la clarté, l’intensité et la certitude de la fiction (p. 23)
Dans un premier temps nous parlions de masque à masque comme le font tous les amoureux – et ces longues heures de discussion, les semaines et les mois passant, transformaient peu à peu, atome par atome, le masque de l’autre en véritable visage et rendaient le masque qu’on portait soi-même aussi invisible à soi qu’à l’autre. C’était ainsi qu’on arrivait à ne plus sentir les masques et à renouveler la connaissance qu’on avait de soi. J’ai pensé : C’est donc cela, être amoureux ! Je comprends. On devient quelqu’un de tout neuf ! Quelqu’un d’inconnu. (p. 110)
C’est cela, le véritable Rêve américain, pas vrai ? Pouvoir repartir de zéro, changer de forme, disparaître et ressurgir plus tard en étant quelqu’un d’autre. Pouvoir survivre au meurtre délibéré de son propre passé et même assister à ses propres funérailles, si on le désire, en regardant le cortège funèbre depuis l’ombre d’un bouquet d’arbres à quelque distance. Être l’inconnue en bordure de la foule, celle dont la présence se remarque à peine ou n’attire que de rares commentaires. Je ne sais pas qui c’est, une amie de quelqu’un dans la famille, je suppose. Et quand tout le monde enfin a quitté le cimetière et qu’on reste seule, alors on peut s’avancer, prendre une des fleurs dans l’un des paniers posés au bord de la tombe et se la mettre dans les cheveux si on en a envie, et puis, comme un joyeux fantôme, s’éloigner en sachant secrètement que tout en bas, dans l’obscurité sous la couche de terre, le cercueil est vide et ne contient que de la sciure, des cailloux ou un mannequin rempli de paille. (p. 261)
Si, comme le reste des animaux, les humains étaient incapables de parler, nous vivrions tous en paix et nous nous dévorerions les uns les autres uniquement par nécessité et par instinct. Nos positions respectives dans la chaîne alimentaire s’équilibreraient via le besoin et via le nombre. Si nous étions privés de parole comme mes colleys dans ma ferme ou comme mes poules, mes moutons et mes oies, si nous aboyions ou bêlions ou gloussions, ou si, comme les chimpanzés, nous ne pouvions que pousser quelques cris différents et devions nous servir du langage du corps, nous ne nous entretuerions pas pour le plaisir, pas plus que nous ne massacrerions les autres animaux pour le plaisir. Le pouvoir de la parole, c’est la parole du pouvoir. Les vœux de silence sont des promesses de paix. Le silence est d’or, en effet, et un âge d’or serait silencieux. (p. 337)
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