Trilogie new-yorkaise

février 18, 2023

Paul Auster Trilogie new-yorkaise, Arles : Actes Sud, 2017, 1e édition : 1987-1988, 445 p.

Selon moi, don Quichotte se livrait à une expérience. Il voulait mesurer la crédulité de ses semblables. Etait-il possible, se demandait-il, de se dresser devant le monde et, avec la conviction la plus extrême, de vomir des mensonges et des bêtises ? De dire que des moulins à vent étaient des chevaliers, que la bassine d’un barbier était un heaume, que des marionnettes étaient des personnes en chair et en os ? Etait-il possible de persuader ceux qui l’écoutaient au point de leur faire approuver ses paroles alors même qu’ils ne le croyaient pas ? En d’autres termes, jusqu’à quel point les gens toléreraient-ils le blasphème pourvu qu’ils s’en divertissent ? La réponse est évidente, n’est-ce pas ? Jusqu’à n’importe quel point. La preuve en est que nous lisons encore ce livre. Il reste pour nous extrêmement amusant. Et c’est finalement tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti.

Cité de verre, p. 143

Mais les chances perdues font autant partie de la vie que les chances saisies, et une histoire ne peut s’attarder sur ce qui aurait pu avoir lieu.

Revenants, p. 227

Pendant plusieurs semaines j’ai tourné et tourné en esprit, cherchant un début. Je me répétais que toute vie est inexplicable. Quelle que soit la manière dont les faits sont relatés, quel que soit le nombre des détails présentés, l’essentiel résiste à la narration. Dire qu’un tel est né ici avant d’aller là, qu’il a fait telle et telle chose, qu’il a épousé telle femme et a eu tels enfants, qu’il a vécu, qu’il est mort, qu’il a laissé ces livres-là après lui, ou cette bataille, ou ce pont – rien de tout cela ne nous dit grand-chose. Nous voulons tous qu’on nous conte des histoires et nous les écoutons comme nous le faisions quand nous étions jeunes. Nous imaginons la véritable histoire à l’intérieur des mots, et pour ce faire nous nous substituons à la personne dans l’histoire, prétendant la comprendre parce que nous nous comprenons nous-mêmes. C’est un leurre. Nous existons pour nous-mêmes, peut-être, et il y a des moments où nous parvient une lueur de celui que nous sommes, mais en fin de compte nous ne pouvons pas avoir de certitude, et au fur et à mesure que nos vies se poursuivent nous devenons de plus en plus opaques à nos propres yeux, de plus en plus conscients de notre propre incohérence. Nul ne peut franchir la frontière qui le sépare d’autrui – et cela simplement parce que nul ne peut avoir accès à lui-même.

La chambre dérobée, p. 339

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