Nicole Krauss. Forêt obscure, Paris : Éditions de l’Olivier, 2018, 283 p.
Un calme profond, insolite, s’était abattu sur toute chose, comme cela se produit avant l’arrivée de phénomènes météorologiques violents. Puis le vent tourna et s’engouffra en lui.
p. 19
Je ne m’étais jamais autorisée à croire en Dieu mais j’imaginais facilement pourquoi les théories du multivers pouvaient passionner un certain type d’individus. Le fait de dire que tout était peut-être vrai quelque part, non seulement exhalait déjà un parfum d’évasion, mais rendait la moindre recherche vaine, puisque toutes les conclusions devenaient pareillement valables. Une partie de la crainte que nous ressentons face à l’inconnu ne vient-elle pas de l’intuition que s’il pénétrait enfin en nous et nous devenait connu, nous en serions modifiés ? En observant les étoiles, nous mesurons notre propre incomplétude, notre éternel inachèvement, c’est-à-dire notre potentiel de changement, voire de transformation. Le fait que notre espèce se distingue des autres par son désir et sa capacité de changement est intimement lié à notre aptitude à reconnaître les limites de notre entendement et à contempler l’insondable. Mais dans un multivers, les concepts de connu et d’inconnu deviennent caducs, car tout est à la fois connu et inconnu. S’il existe des mondes infinis et des ensembles infinis de lois, alors rien n’est essentiel et nous sommes dispensés de chercher à dépasser les limites de notre réalité et de notre compréhension immédiates puisque non seulement ce qui se trouve au-delà ne nous concerne pas, mais il n’y a aucun espoir d’atteindre autre chose qu’une miette de compréhension. En ce sens, la théorie du multivers ne fait que nous encourager à tourner davantage le dos à l’inconnaissable, ce que nous faisons très volontiers, nous étant enivrés de nos facultés de connaissance – en ayant fait de la connaissance une chose sacrée et en nous appliquant nuit et jour à la poursuivre. De la même façon que la religion est devenue un moyen de contempler et de vivre en présence de l’inconnaissable, nous nous sommes désormais convertis à la pratique inverse, que nous chérissons tout autant : celle qui consiste à tout connaître et à croire que la connaissance est une chose concrète et accessible grâce à l’intellect. Depuis Descartes, la connaissance a été encouragée dans des proportions presque inimaginables. Mais pour finir, elle n’a mené ni à la maîtrise ni à la conquête de la nature imaginées, seulement à l’illusion de sa maîtrise et de sa conquête.
p. 54
Bien sûr, ce sont tous les deux des artistes, mes enfants. Après tout, la population mondiale d’artistes a explosé, personne, ou presque, n’est autre chose qu’un artiste de nos jours. En dirigeant notre attention vers notre for intérieur, nous en avons fait de même avec nos espoirs, convaincus de pouvoir y découvrir ou d’y fabriquer un sens. Nous étant coupés de tout ce qui est inconnaissable et qui risquerait réellement de nous remplir d’étonnement et de crainte, nous ne trouvons d’émerveillement que dans nos propres facultés créatrices.
p. 70
Les gens répugnent à l’admettre, mais c’est ce qui passe pour de la compréhension que notre espèce semble accepter trop facilement. Du matin au soir, les gens s’appliquent à comprendre tout ce qui existe au monde : eux-mêmes, autrui, les causes du cancer, les symphonies de Mahler, les anciennes catastrophes. Moi, j’allais à présent dans une autre direction, je remontais le vigoureux courant de la compréhension, j’allais à contresens. Plus tard, il me faudrait comprendre d’autres échecs, plus importants – si nombreux que l’on ne peut y voir qu’un fait exprès, une opiniâtreté présente à la base, comme le fond de granit d’un lac, si bien que plus les choses devenaient claires et transparentes, plus apparaissaient mon refus. Je refusais de voir les faits tels qu’ils étaient. J’en avais perdu l’envie.
p. 97
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