Peter Eeckhout, Les Incas : XIIIe-XVIe siècle, Paris : Tallandier, 2024, 526 p.
L’auteur propose une synthèse des dernières découvertes et des relectures de l’histoire de l’empire inca permises par l’archéologie et les récentes avancées scientifiques (paléoclimatologie, études ADN, etc.).
L’histoire de l’Empire inca a longtemps été tributaire des récits et des textes des colonisateurs européens. L’archéologie permet de vérifier ou d’infirmer ces récits et de remettre en cause la version standard, notamment de la chronologie impériale.
A son apogée, l’Empire inca s’étendait sur près d’un million de kilomètres carrés, dans 4 grandes régions du sous-continent sud-américain : les Andes du Nord (Colombie), les Andes centrales (Pérou, Bolivie, Équateur), les Andes du Sud (Chili, Argentine) et les basses terres de l’Amazonie (Pérou, Bolivie). L’Empire a compté de neuf à dix millions de sujets, et rassemblait plus d’une centaine de peuples placés sous la domination des Incas.
L’ontologie inca voyait les Incas comme vivant sur la Terre du milieu, entre le Ciel peuplé de divinités et le monde souterrain habité par les ancêtres.
Rôles genrés : les genres masculin et féminin étaient perçus comme complémentaires et symétriques, selon un modèle de parallélisme des genres : les femmes sont descendantes d’une lignée de femmes et les hommes d’une lignée d’hommes. Les femmes, par l’intermédiaire de leurs mères, avaient accès aux terres communautaires, à l’eau, aux troupeaux et autres ressources qui leur permettaient de survivre. Les droits de transmission parallèles garantissaient aux femmes un accès aux moyens de subsistance, indépendamment de leurs pères ou époux.
Au menu des Incas : régime alimentaire majoritairement basé sur les plantes cultivées : maïs, tubercules (pommes de terre notamment), courges, haricots, manioc, quinoa. Régime majoritairement végétarien mais apports carnés avec viande de lamas, d’alpagas, de cochons d’Inde. Boisson : la chicha = bière de maïs.
Unité sociale de base = ayllu = ensemble de familles nucléaires unies par la descendance depuis un ancêtre commun. Les membres d’un ayllus disposent collectivement de droits ancestraux sur une parcelle, un territoire qu’ils occupent et exploitent. Notion de propriété collective communautaire. A la tête de l’ayllu, on trouve le curaca.
Dans la sphère économique, modèle de réciprocité et de redistribution. L’empereur mobilise la force de travail collective de la population, par le biais de corvées (grands travaux publics, service militaire ou pour produire des biens de divers ordres). La corvée est appelée mit’a. Quand l’empereur conquiert et s’approprie des territoires, il les fait exploiter par une masse de corvéables qu’il rétribue ensuite par des dons, des banquets, dons pris notamment sur les produits des différentes corvées. La mit’a représenterait environ 2 à 3 mois de travail sur l’année pour les tributaires, le reste de l’année, les corvéables peuvent s’occuper de leurs propres terres et parcelles. Pas de notion de taxe ou d’impôt : on ne donne rien de ce qu’on produit sur ses terres propres, on donne le fruit de son travail sur les terres de l’Inca.
Administration impériale : importance de la division arithmétique et géométrique, pour tendre vers une forme de monde idéal. L’empire (Tahuantisuyu) se décompose en 4 grandes régions (« quartiers ») : Cuntisuyu (ouest), Collasuyu (sud), Antisuyu (est) et Chinchaysuyu (nord). Chacun de ces quartiers étaient divisé en provinces sur la base du nombre d’habitants (10000 par province). Il arrivait que l’Inca procède à des déplacements forcés de population pour rééquilibrer la démographie de telle ou telle province.
Rôle des khipu : ensemble de cordelettes attachées entre elles et scandées par des séries de nœuds de différents types. Chaque nœud représente une valeur : centaine, dizaine, unité et ces cordelettes sont les principaux instruments de comptabilité => comptage des marchandises, des denrées, etc.
Matériaux précieux : coquillages (spondyles), or, argent. Rôle du textile comme marqueur social et marqueur d’opulence. Importance du travail de la roche et de la pierre. La roche joue un rôle fondamental dans la vision du monde des Incas => culture animiste => propriétés sacrées attribuées à des roches remarquables dans le paysage (avec une forme originale ou une taille particulière).
Culte des défunts et momies. Attention aiguë portée à la conservation du corps des défunts post-mortem. Selon la conception inca, le corps est tripartite et comprend les parties molles (viscères et autres), les parties dures (ossements) et une troisième part immatérielle. Celle-ci prend la forme d’un insecte et les Incas attendent souvent que les larves et mouches se forment dans le corps en décomposition avant de l’enterrer, ce qui prouve que l’âme a été libérée. Nécessité de préserver les parties dures du corps après le décès, faute de quoi le mort disparaîtrait complètement. Les momies des ancêtres importants sont vénérées : on leur fait des offrandes, on leur consacre des rituels et des cérémonies, on les consulte comme des oracles par l’intercession de devins ou de prêtres. Cela est possible pour autant que l’on ait accès à la momie. Ces pratiques seront férocement combattues par les conquistadors chrétiens qui y voyaient une forme diabolique d’idolâtrie.
Capacocha : sacrifice d’enfants = rituel spécifique déclenché ponctuellement en fonction d’événements négatifs affectant l’Empire. Ce genre de sacrifices pouvait par exemple être réalisé au moment d’un changement de règne, pour implorer les divinités d’assurer son bon déroulement.
Importance des pèlerinages parmi les pratiques religieuses pour maintenir le lien avec les divinités. Exemple de lieu de pèlerinage célèbre : Pachacamac.
Expansion inca s’est plutôt traduit par une assimilation des peuples peu à peu intégrés à l’Empire. Les Incas « ajoutaient » en quelque sorte les divinités des peuples conquis pour former une sorte de syncrétisme permettant une meilleure assimilation. Pas d’expansion de l’Empire du côté de la forêt amazonienne, uniquement (pense-t-on) dans les plateaux andins orientaux (forêt d’altitude).
Les Incas ont bâti un important réseau routier depuis la capitale Cuzco, le Qhapac Nân, grâce à une impressionnante maîtrise de la mobilisation des ressources humaines.
Machu Picchu = site impérial découvert par l’archéologue Bingham qui recherchait Vilcabamba, lieu de retrait de l’Empereur défait par les Espagnols pendant la période dite de transition. Bingham défendra mordicus que le site était bien celui de Vilcabamba, mais la preuve sera donnée plus tard de son erreur.
Choc de la conquête (1532-1572) : Pizarro débarque au Pérou en pleine guerre de succession entre deux prétendants au trône inca, Huascar et Atahualpa. Pizarro fait mine de prendre parti pour Atahualpa et le kidnappe en exigeant une rançon et la soumission. Guet-apens tendu à Atahualpa et à sa cour de soldats quand les Espagnols qui le reçoivent exigent de lui sa conversion au christianisme et lui tendent une Bible, à laquelle il ne comprend évidemment rien et qu’il jette à terre.
Facteur culturel : les Espagnols ne prêtent aucune attention aux différents protocoles sacrés et ne respectent aucun des interdits incas. Ils mettent la main sur l’Empereur (perçu comme le fils du Soleil par les Incas), brisent les idoles, enterrent les momies… Les Incas sont frappés de stupeur face à cette impiété et se sentent abandonnés par leurs divinités. « Peruadés de leur bonne foi (dans les deux sens du terme), et incrédules vis-à-vis du pouvoir réel de la divinité, les Espagnols n’avaient aucune crainte des punitions divines qui menaçaient les profanateurs (…). Lorsque Hernando Pizarro pénètre sans peur ni précautions dans le sanctuaire, qu’il en ressort avec l’idole sacrée et la brise devant la foule médusée, il ôte en un instant à Pachacamac tout pouvoir et donc toute crédibilité : le dieu ne s’est pas vengé, il n’a même pas réagi. » (p. 388)
Autre facteur ayant facilité la conquête : le facteur biologique avec la propagation des épidémies (variole, rougeole). Des 9 à 10 millions de sujets que comptait l’Empire inca au moment de la conquête, il en restait dix fois moins à la fin du XVIe siècle : entre mauvais traitements, épidémies, massacres, et grande dépression générale qui allait causer un violent recul de la natalité.
« Au cours des cent ans qui ont suivi l’arrivée des Européens, la population indigène du Nouveau Monde est passée de 60 millions à seulement 6 millions en raison des vagues d’épidémies, mais aussi des guerres et des famines. Cela a conduit à un abandon des terres et à leur reboisement sur une superficie de la taille de la France, menant par effet mécanique à une réduction des niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère de 30%, qui à son tour a contribué au refroidissement de la Terre. » (p. 390)
1533 : mort d’Atahualpa.
1536-1537: siège du Cuzco suite à la rébellion de Manco Inca, fils de Huayna Capac. Ses troupes assiègent les Espagnols à Cuzco mais ceux-ci, pourtant 500 fois moins nombreux dans la ville, finissent par remporter la victoire. L’Empereur se retire à Vilcabamba.
1537-1572 : période de transition. En 1570, le vice-roi du Pérou, Francisco de Toledo, décide de regrouper les indigènes survivants dans des reducciones, pour les rassembler et les contrôler plus facilement, mais aussi les convertir. Jusque-là, les Incas avaient pu maintenir un ancrage territorial pour continuer à faire vivre leurs coutumes locales, notamment leurs anciennes traditions religieuses. Ces déplacements forcés vont mettre à bas ces résistances, avec notamment une chasse menée par les extirpeurs d’idolâtrie. Les peuples survivants vont néanmoins quand même parvenir à assimiler la religion du colonisateur et à la mélanger avec pratiques religieuses anciennes et traditionnelles.
1572 : Vilcabamba est assiégée et ses habitants l’incendient eux-mêmes pour ne rien laisser aux assiégeants. Les Espagnols capturent le dernier empereur inca, Tupac Amaru qui sera décapité sur la place centrale de Cuzco. La momie de Manco Inca sera brûlée sur ordre de Francisco de Toledo.
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