Leurs enfants après eux

février 12, 2019

Nicolas MATHIEU. Leurs enfants après eux (2018)

Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s’atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s’étaient fait la malle.

C’était ce truc qui passait en boucle sur M6. En général, ça donnait envie de casser une guitare ou de foutre le feu à son bahut, mais là, au contraire, chacun se recueillit. C’était presque encore neuf, un titre qui venait d’une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolos mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. A Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s’annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur. Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque, dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s’appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l’âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n’aurait pas lieu ; il ne restait plus qu’à faire du bruit.

Elle sembla alors chercher quelque chose dans le paysage. A force de parcourir le coin à pied, à vélo, en scoot, en bus, en bagnole, elle connaissait la vallée par cœur. Tous les mômes étaient comme elle. Ici, la vie était une affaire de trajets. On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet’ derrière la piscine, retrouver quelqu’un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes, le boulot, les courses, la nounou, la révision chez Midas, le ciné. Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. A force, on en venait à penser comme une carte routière. Les souvenirs étaient forcément géographiques.

Quand elle rentrait le week-end, elle trouvait ses parents occupés à mener cette vie dont elle ne voulait plus, avec leur bienséance d’ensemble et ces phrases prémâchées sur à peu près tout. Chacun ses goûts. Quand on veut on peut. Tout le monde peut pas devenir ingénieur. Vanessa les aimait du plus profond, et ressentait un peu de honte et de peine à les voir faire ainsi leur chemin, sans coups d’éclat ni défaillance majeure. Elle ne pouvait pas saisir ce que ça demandait d’opiniâtreté et d’humbles sacrifices, cette existence moyenne, poursuivie sans relâche, à ramener la paie et organiser des vacances, à entretenir la maison et faire le dîner chaque soir, à être présent, attentif tout en laissant à une ado déglinguée la possibilité de gagner progressivement son autonomie.

Toutes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs. A table, au bistrot, au lit, avec leurs têtes d’enterrement, leurs grosses mains, leurs cœurs broyés, ces hommes avaient emmerdé le monde des années durant. Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts-fourneaux s’étaient tus. Même les gentils, les pères attentionnés, les bons gars, les silencieux, les soumis. Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné, à faire n’importe quoi, et causé bien du souci, avant de trouver une raison de se ranger, une fille bien souvent. Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées.

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